LA CAPITALE SEPTENTRIONALE se veut depuis toujours le repaire des rebelles dépressifs les plus créatifs, mais aujourd’hui le hiphop, le black metal, l’électro ou l’atmosphérique ont renvoyé les énervés du “No Future” dans leur underground chéri. “Quand Johnny Rotten est entré ici avec une clope allumée, quelqu’un lui a dit qu’il n’avait pas le droit de fumer à l’intérieur. Alors il a répondu: ‘Fuck off, je suis Johnny Rotten et personne ne me dit ce que je dois faire.’” Gunnthor, un grand dégingandé ponctuant ses phrases d’un rire sardonique, nous ouvre les portes du musée du Punk de Reykjavik. Le lieu a été inauguré il y a trois ans dans les minuscules toilettes publiques du centre-ville, alors sur le point d’être détruites. “On pensait que ça allait durer une semaine, ça ne désemplit pas!” Un musée du Punk? Voilà qui en dit long sur l’état du genre si populaire en Islande dans les 80’s et 90’s. Gunnthor présente fièrement ses reliques: un autographe du bassiste de Guns N’ Roses, un T-shirt du groupe Q4U porté en 1991 et jamais lavé, un morceau de basse du groupe Masturbation balancé dans le public pendant un concert… Il en convient aussi, être un vieux punk aujourd’hui n’est pas évident. “On joue moins souvent qu’avant. Quand on approche de la soixantaine, on est plutôt sur le sofa avec la télécommande.” Mais alors, où est passé l’esprit rebelle qui faisait la splendeur de Reykjavik? Il est toujours là, il a juste changé de nom. “Les Islandais sont d’abord des Nordiques qui ne supportent aucune règle. Fixez un bouton avec écrit en rouge ‘N’appuyez pas sur ce bouton’, l’Islandais sera le premier à appuyer dessus.”

Proche du cercle polaire, l’Islande est une île grande comme un sixième de la France où vivent seulement 340 000 habitants, dont presque 300 000 autour de Reykjavik. Ici tout le monde est musicien, avec plusieurs boulots alimentaires en même temps — pompier, fermier, nurse ou businessman. Comme en Grande-Bretagne, l’insularité et la dimension sociale jouent un rôle important dans l’inspiration plutôt “dark” des créateurs et écrivains locaux (ah, In Islande le polar nordique!). Le folklore est très sombre et les sagas très sanglantes. Le climat rude y est forcément aussi pour quelque chose. L’Islande, pays où l’on consomme le plus d’antidépresseurs au monde, est l’un des plus dynamiques artistiquement parlant. “La vie est tellement chiante ici, il faut trouver quelque chose d’intéressant à faire quand tu es à l’intérieur”, nous dit Elvlar, sound designer au Théâtre national et membre de trois groupes en plus de son projet solo. “Je fais de l’expérimental post-metal basé sur des formes d’ondes avec quatre guitares électriques, une basse et deux batteries. Il n’y a pas de paroles, c’est plutôt chanté comme des mantras.” La météo aurait donc un impact direct sur la création musicale. “La musique froide vient toujours des pays froids. Les Allemands sont les meilleurs en électronique, Kraftwerk à Bamako serait impossible. Le zouk en Islande, c’est pareil!” lance Arnaud, caviste parisien mordu de l’île et fin connaisseur du punk islandais. Si cette terre de raconteurs d’histoires est devenue si prolifique en groupes célèbres, c’est peut-être simplement parce que “faire un groupe avec des amis dans sa maison, ça réchauffe” confirme Heida, musicienne et animatrice sur la radio nationale. “À l’époque des Vikings et des maisons en tourbe, vu la longueur et la noirceur des hivers, les gens se réunissaient autour du feu pour se raconter des histoires, le plus souvent rimées. Peu à peu c’est devenu une tradition, et comme c’était facile de les mettre en musique, ça a fini par engendrer des groupes.” Aujourd’hui, dans les caves obscures et les garages de Reykjavik, on croise facilement les plus grands artistes en train de faire le boeuf, à l’islandaise, en buvant des bières. “Tout le monde est accessible, le star-system n’existe pas!”

C’est vrai que l’Islande est un drôle de pays qui aime ne rien faire comme les autres. Premier Parlement d’Europe, pionnier de la démocratie participative, le droit de vote des femmes y date de 1902, la première présidente de 1948. La terre est jeune, formée de laves qui surgissent régulièrement des soussols en créant de nouvelles îles. Reykjavik, connue pour cultiver une certaine dolce vita nordique, est LA ville où le soleil ne se couche jamais (l’été) et où les nuits sont les plus longues (l’hiver). On y festoie donc toute l’année en faisant la tournée des bars — le pöbbarölt, vieille tradition locale. L’ancien maire, le fantasque comédien Jón Gnarr, était lui-même bassiste d’un groupe punk. La culture rock est omniprésente. Nombre de bars branchés proposent chaque soir de la musique live (le Sodoma, le Jacobsen, le Rosenberg…), les galeries arty et les designers côtoient les microbrasseries, les restaus vegan ou slow-food poussent entre les comptoirs à hotdogs dont les Islandais raffolent (Bill Clinton en personne a croqué dans “le meilleur de sa vie” au Street Dog, une minuscule échoppe du centreville). Il y a aussi les musées qui fleurissent et se réinventent sans cesse — le musée du Pénis, unique au monde, est un immanquable. Sur l’île de Viðey, la lumineuse Imagine Peace Tower, inaugurée par Yoko Ono en 2007, est allumée chaque année, célébrant la naissance et la mort de John Lennon. Le monument est évoqué par Hallgrímur Helgason dans son roman La Femme à 1 000 degrés dont l’héroïne, une vieille Islandaise assez hilarante, a flirté avec la rock-star à Hamburg en 1960… Mais plus que tout, ce sont les innombrables magasins de disques qui font le sel de Reykjavik et lui donnent un faux air de Swinging London. Kristján est manager de Smekkleysa, la boutique de Bad Taste Records fondée par Björk, qui y est encore associée aujourd’hui (c’est son label pour l’Islande). Leur échoppe sur Laugavegur, les Champs-Élysées locaux, est l’une des plus connues. L’idée de Bad Taste Records rejoint celle de l’Apple des Beatles en 68: un label géré par des artistes pour en produire d’autres, en dehors des majors. “Au départ, on avait créé ce lieu pour avoir une bonne sélection de toutes sortes de musiques, classique, blues, pas seulement du rock.” Depuis dix-huit ans qu’il est là, Kristján a vu beaucoup de changements. “On est passés du punk à l’indie rock puis de l’électro à l’atmosphérique, comme ce que fait aujourd’hui Sigur Rós. Ce genre-là retranscrit bien l’ambiance du pays: la nature, l’eau, la magie… Les styles alternatifs ont vraiment pris le dessus et les jeunes font des trucs géniaux. Il y a par exemple Kontinuum ou Skàlmöld, des groupes de death metal et black metal. Ça, c’est vraiment islandais: leur son, vous ne l’avez jamais entendu ailleurs avant.”

Le Kaffibarinn est un peu plus loin dans une rue en pente. Connu pour être “le bar de Damon Albarn”, les touristes et les fans de Gorillaz et Blur y défilent à longueur d’année dans l’espoir de croiser la star. En fait, il s’agit d’une simple rumeur: le boss du lieu aurait profité d’une visite d’Albarn pour lui proposer de prendre des parts dans son affaire, en vain. Ensuite, il lui aura suffi de faire un peu de buzz autour de l’anecdote pour que tout le monde plonge… Vous n’y croiserez donc probablement pas Damon Albarn — désolé —, mais on y boit d’excellentes bières islandaises!

Sur Skólavörðustíg, une rue bordée de terrasses bohèmes et de boutiques branchées, Jóhannes Ágústsson nous reçoit autour d’un café local chez 12 Tónar, un magasin mythique doté d’un petit salon d’écoute. 12 Tónar est aussi un label réputé qui a produit plus de 80 disques en tous genres depuis quinze ans. “On ne sort pas des albums seulement pour faire du profit, notre démarche, c’est de capturer les choses qui se passent.” À contre-courant, Ágústsson est l’un des rares ici à se réjouir du boom du tourisme (près d’un million et demi de visiteurs en Islande cette année). “Pour nous, ça a été une chance. Avant, on avait toujours le même public, maintenant il faut jouer pour plus de monde.” À partir de l’éruption du volcan Eyjafjallajökull en 2010 (qui avait paralysé tout le ciel européen), l’attention du monde s’est portée sur l’Islande. “Les gens ont commencé à s’intéresser à notre pays, et on a ouvert plus de vols réguliers.”